Coordination d'unités — la clé de l'apprentissage des maths?

Je l’avais promis dans mon post sur les fractions: je vais parler aujourd’hui de coordination d’unités 😎️

J’ai découvert ce concept dans le livre Developing Fractions Knowledge de A. J. Hackenberg et al. et ça a été pour moi une révélation 😮 Cela permettait d’expliquer le blocage récurrent de certains de mes élèves, qui se révélait bien plus fondamental que je ne l’aurais cru!

Pour introduire le concept, je vais utiliser le contexte suivant:

J’ai 1 boite contenant 5 paquets de 4 cookies. Combien y a-t-il de cookies dans ma boite?

Un élève au 1er palier de coordination d’unités ne conçoit qu’1 niveau d’unité: le “1”. Iel voit le problème en termes de 1 cookie et va les compter un par un: 1, 2, 3, 4.   5, 6, 7, 8.   9, 10, 11, 12.   13, 14, 15, 16.   17, 18, 19, 20. C’est un peu comme si iel déballait tous les cookies et ne tenait absolument pas compte de la structure en paquets.

Un élève au 2ème palier de coordination d’unités est capable de concevoir des unités composées de 2 niveaux: un paquet de cookies est pour iel à la fois une unité en tant que telle (un “1”), et quelque chose qui contient 4 cookies (un “4”). Il procédera en comptant par 4 cookies, un paquet à la fois: 4, 8, 12, 16, 20.

Un élève au 3ème palier de coordination d’unités est capable de concevoir des unités d’unités d’unités (3 niveaux). Iel reconnaitra immédiatement qu’une boite contient \(5\times 4 = 20\) cookies. Pas besoin de compter 4 par 4, iel perçoit tout de suite la nature multiplicative du problème. De plus, iel est capable de maintenir cette structure multiplicative: si on lui demande combien de paquets on peut former avec 8 cookies de plus, une stratégie qui lui est accessible serait de se dire que 8 cookies correspondent à 2 paquets, et de se rappeler qu’iel possédait déjà 5 paquets, donc 7 paquets en tout. Un élève au 2ème palier, iel, a “perdu” la structure en comptant les cookies et repart de son résultat, le nombre 20. Iel verra alors qu’iel a maintenant 28 cookies, et devra reconstruire les paquets, sans doute en reprenant de 0: 4, 8, 12, 16, 20, 24, 28. Ça fait bien 7 paquets!

Dingue, non? 😮 On voit que plus on avance dans nos capacités d’abstraction et de coordination d’unités, plus on devient flexible en calcul. Mais ça va beaucoup plus loin: ces capacités sont aussi nécessaires afin de développer une compréhension complète des fractions, et fatalement de toutes les maths supérieures1. Or, il est fréquent que des élèves arrivent en fin d’humanité sans avoir progressé jusque là! Iels se retrouvent alors dans l’incapacité réelle de faire sens des maths enseignées à ce niveau, et n’ont d’autre choix que d’apprendre par cœur des règles pour s’en sortir 😭️

Voici comment les différents types d’élèves sont capables de concevoir une fraction. Un élève au 1er palier ne conçoit aucune relation multiplicative entre \(\frac{1}{5}\) et 1. La fraction \(\frac{1}{5}\) est pour iel seulement 1 part parmi 5, et les autres interprétations ne lui sont pas accessibles.

Un élève au 2ème palier est capable de concevoir un tout comme étant, par exemple, composé de 5 fois une unité de \(\frac{1}{5}\), tout comme iel était capable de voir un paquet de cookies comme composé de 4 fois 1 cookie. On a bien 2 niveaux d’unités. Iel est capable de concevoir une fraction comme une mesure.

Un élève au 3ème palier est, iel, capable de maintenir un 3ème niveau: iel conçoit \(\frac{3}{5}\) comme composé de 3 fois \(\frac{1}{5}\) tout en ayant conscience que le tout est composé de 5 fois \(\frac{1}{5}\). Du coup, iel devient capable de faire sens des fractions impropres: \(\frac{7}{5} = 7\cdot \frac{1}{5}\). Un élève au 2ème palier verra seulement \(\frac{3}{5}\) comme 3 unités parmi 5 unités d’\(\frac{1}{5}\) (tout en ayant conscience qu’il faut 5 fois \(\frac{1}{5}\) pour faire le tout). Mais iel aura beaucoup de mal à traiter \(\frac{7}{5}\) car « 7 unités parmi 5 » ne fait aucun sens. L’élève au 3ème palier est libéré de cette contrainte grâce au lien multiplicatif supplémentaire qu’iel réussit à maintenir.

En particulier, seuls les élèves arrivés au 3ème palier sont capables de concevoir une fraction comme un nombre. Je dis bien « sont capables », mais il faut le travailler! Ce n’est pas parce qu’on est au 3ème palier qu’on sait magiquement tout faire, mais on devient alors capable de l’apprendre. De même, il est nécessaire de savoir coordonner 3 niveaux d’unités pour faire pleinement sens des opérations sur les fractions.

La coordination d’unités prédit aussi l’aisance en algèbre: pour être capable de concevoir une inconnue, il faut être capable de la concevoir comme une unité composée d’un nombre indéterminé de parties: 2 niveaux d’unités sont nécessaires. Dans le dernier chapitre de Developing Fractions Knowledge, Amy Hackenberg nous montre que les équations que sont capables de produire les élèves sont très liées au palier de coordination d’unités auquel iels se trouvent.

Et comment fait-on pour aider un élève à transitionner d’un palier à l’autre? Ça c’est la question qui tue, car il y a encore peu de recherches à ce niveau 😁️ Et je n’ai pour ma part encore jamais eu l’occasion de travailler spécifiquement là-dessus avec un élève. Pour beaucoup, cela se fait naturellement lors de l’apprentissage de l’arithmétique et des fractions. D’une manière générale, un élève qui sait coordonner \(n\) niveaux d’unités sait en construire \(n+1\) via des manipulations. À force, et en étant confronté à des questions judicieuses de la part du prof, iel intégrera petit à petit un niveau supplémentaire. L’article Provoking the construction of a structure for coordinating n + 1 levels of units de Norton et Boyce illustre ce type d’approche.

Photo-bannière de Zach Miles sur Unsplash.


  1. Lire par exemple Calculus students’ fraction and measure schemes and implications for teaching rate of change functions conceptually de Byerley pour l’impact sur la compréhension des concepts de taux de variation.↩︎